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L'imagination est une capacité fondamentale à l'activité
intellectuelle humaine.
Elle est à la source de toute découverte, scientifique ou autres.
De tous temps l'homme a puisé dans son imagination pour tenter de
connaître, et par la suite de maîtriser, son environnement naturel, que ce
soit au travers de mythes, de croyances diverses et de religions, de
superstitions, ou plus récemment de preuves scientifiques.
Ces diverses croyances ne s'auto-excluent pas pour autant, elles sont
au contraire liées entre elles. D'après Wittgenstein [3],
``nous ne pouvons nous représenter aucun objet en dehors de la
possibilité de sa liaison avec d'autres'', et Changeux de compléter
[3]:
``les objets s'imbriquent les uns dans les autres comme les éléments
d'une chaîne et le déroulement de cette chaîne constitue, en
définitive, la pensée.''
Néanmoins, au cours du vingtième siècle, le courant du positivisme
logique, émanant du cercle de Vienne, s'est donné pour objectif
l'élimination de toutes les hypothèses et idées métaphysiques dans les
sciences.
La science a voulu se débarrasser définitivement de sources
d'imagination extérieures.
Les idées restent néanmoins denrées rares et recherchées, et mènent
souvent encore à des découvertes décisives.
Pour Karl Popper [1]
``[en parlant de la métaphysique]
ses idées sont ce que l'homme a de plus précieux.
Nous n'avons jamais assez d'idées.
Nous souffrons en permanence d'une pénurie d'idées.
Et les idées constituent un bien si précieux qu'il faut traiter avec
respect la métaphysique et en discuter avec déférence - peut-être
sortira-t-il quelque chose de ces idées.
Bien sûr, et c'est là le problème, d'abord nous n'avons pas assez
d'idées, ensuite, d'une façon générale, leur discussion ne donne pas
grand chose, parce que nous n'avons pas assez d'idées pour la critique
des idées.''
Le larouse (1988) donne deux définitions du verbe imaginer:
se représenter quelque chose dans l'esprit, et,
trouver un nouveau moyen, inventer quelque chose, c'est-à-dire créer
une chose originale ou nouvelle à laquelle personne n'avait pensé.
Nous allons voir que ces deux définitions sont en fait très liées, que
l'imagination au sens de création d'une nouveauté débute par
l'imagination au sens de la représentation mentale d'objets.
Surtout, nous verrons que le terme de création employé est
critiquable car il s'agit plus, à proprement parler, de processus de
restructuration, de réagencement, d'association, de combinaison et de
modification de représentations déjà existantes.
En d'autres termes, même dans ce domaine de l'esprit,
si des éléments peuvent se perdrent (plus précisément, peuvent
s'oublier), ``rien ne se créé, tout se transforme''.
Dans un premier temps, nous commençons par décrire brièvement le
fonctionnement biologique des cellules nerveuses, le neurone pris
isolément tout d'abord, puis imbriqué dans une structure plus
complexe, dans un réseau de neurones.
Ceci nous permettra de fournir un modèle connexionniste des
représentations mentales, et ainsi de comprendre comment celles-ci
peuvent être reliées entre elles d'une part, et d'autre part, comment de
nouvelles peuvent ``apparaître''.
La modélisation de phénomènes en réseau est très riche, et n'est
pas restreinte strictement aux réseaux de neurones et aux
représentations mentales. Les études et théories antérieures sur le
sujets sont nombreuses et permettent d'éclairer et d'apporter des
éléments pertinents sur le sujet. C'est le cas de la théorie
mathématique des graphes, ainsi que de la théorie de la percolation.
Ces théories, leurs liens et leurs apports en termes de
représentations mentales, seront alors succintement évoquées.
Enfin, on s'efforcera de faire ressortir chaque fois que possible, des
éléments applicatifs des notions rencontrées en termes
d'apprentissage et de pédagogie.
Le cerveau est un des objets matériels le plus complexe que l'on
connaisse.
C'est sans nul doute en son sein que se situent les divers mécanismes
liés à l'intelligence humaine: analyse des perceptions, réflexion,
mémoire, et aussi, à la lumière des avancés récentes en neuroscience,
la conscience (c'est un propos central chez Edelman, [2]).
Une grande variété de structures cérébrales ont à l'heure actuelle été
identifiées, à des échelles qui vont de la molécule aux neurones et à
des régions toutes entières.
La description précise de ces structures sort largement du propos de
ce texte (et des connaissances de l'auteur), on pourra se référer à,
par exemple, [2], [3], [5].
Néanmoins, la description d'une cellule cérébrale, et plus
particulièrement de son fonctionnement lorsque nombre d'entre elles
sont interconnectées, semble incontournable pour la compréhension des
principaux phénomènes qui nous intéressent: le neurone.
Cette description sera délibérement brève (donc sûrement aussi quelque
peu simpliste), et s'attachera principalement à la description d'une
théorie ``neurale'' permettant d'appréhender les phénomènes généraux
liés à l'intelligence humaine.
Le cerveau humain possède environ trente milliards de neurones,
reliés entre eux par un million de milliards de connexions.
Un neurone consiste en un corps cellulaire dont le diamètre est de
l'ordre de trente microns (trente millièmes de millimètre).
Ces cellules sont polaires; elles comportent un ensemble arborescent
d'extensions appelées dendrites d'une part, ainsi que d'autre part une
longue extension spécialisée, dite axone, qui le connectent à d'autres
neurones par le biais de synapses.
Le neurone est une cellule spécialisée dont l'activité est
essentiellement électrique (ou plus précisément électro-chimique).
Ces courants sont évidemment interprétés différemment selon l'organe
qui les reçoit: les muscles se contractent, les glandes secrétent des
substances chimiques, et les autres neurones les intégrent pour
produire éventuellement d'autres courants.
Un neurone émet un signal en fonction des signaux qui lui proviennent
des autres neurones. On observe en fait au niveau d'un neurone, une
intégration des signaux reçus au cours du temps, c'est à dire une
sommations des signaux (c'est une intégration au sens mathématique).
En général, quand la somme dépasse
un certain seuil, le neurone émet à son tour un signal électrique.
La notion de synapse explique la transmission des signaux entre un
axone et une dendrite. Au niveau de la jonction (c'est à dire de la
synapse), il existe un espace vide à travers lequel le signal
électrique ne peut pas se propager. La transmission se fait alors par
l'intermédiaire de substances chimiques, les neuromédiateurs. Quand
un signal arrive au niveau de la synapse, il provoque l'émission de
neuromédiateurs qui vont se fixer sur des récepteurs de l'autre
côté de l'espace inter-synaptique. Quand suffisamment de molécules
se sont fixées, un signal électrique est émis de l'autre côté et
on a donc une transmission.
Suivant le type de la synapse, l'activité d'un neurone peut renforcer
ou diminuer l'activité de ces voisins. On parle ainsi de synapse
excitatrice ou inhibitrice.
En plus de la nature de la connexion, la dynamique temporelle est à
prendre en considération.
En effet, après excitation et transmission d'un signal par un neurone,
celui-ci admet une période d'inhibition pendant laquelle la cellule ne
peut pas traîter d'autres éventuels signaux reçus.
Cette période d'inhibition semble d'autant plus marquée que
l'excitation qui la précéde provient d'une connexion forte.
Un neurone seul est insuffisant pour remplir une fonction
particulière (par exemple de perception).
Pour ce faire, de très nombreux neurones interconnectés, formant alors
un réseau de neurones, sont nécessaires.
Pour expliquer, à partir de réseaux de neurones, des fonctions telles
que la mémorisation, l'apprentissage, l'imagination, ... ou plus
généralement, l'ensemble des objets mentaux, la notion de
``résonateurs en boucle'' [4] semble probante.
On la retrouve sous la désignation de ``cartes mentales'' chez Edelman
[2], ou encore avec la notion de graphe et de sous-graphe
chez Changeux [3].
Figure:
Réseau de neurones
3#3 |
Un exemple de tel réseau de neurones est schématisé sur la figure
.
Il n'est constituer, pour simplifier, que de six neurones.
Un signal extérieur est transmis aux neurones 1 et 2, qui le propagent
ensuite vers les neurones 2 et 4.
Par exemple, le neurone 4 peut ne pas être suffisament excité pour
transmettre à son tour un signal (effet d'intégration des signaux
afférents introduit précédemment, son seuil n'est pas atteint), mais
il va néanmoins être supplémentairement excité par l'intermédiaire du
neurone 3, lui-même alimenté par le neurone 2.
Ensuite, l'activation est propagée par les neurones 5, puis 6, qui
permettent de ``boucler'' le signal sur les neurones 1 et 2 de
départ.
Lecerf [4] parle à ce titre de ``boucle auto-reproductrice'',
ou de circuit résonateur; nous reviendrons plus précisément sur cette
notion ultérieurement.
Ceci permet d'expliquer les phénomènes de mémorisations et autres
objets mentaux.
Rappelons tout d'abord la loi de Hebb, relative à la force d'une
connexion entre deux neurones: un neurone renforce d'autant plus une
connexion qu'elle conduit à son activation. Chaque cellule tend
localement à augmenter l'efficacité de ses connexions actives, donc à
maintenir les conditions régulières de son activité. En d'autres
termes, chaque neurone tend à stabiliser son fonctionnement ``le plus
courant''.
Imaginons maintenant que, dans l'exemple schématisé sur la figure ,
la stimulation extérieure soit maintenue pendant un certain
temps, suffisament pour que l'activation ``en boucle'' des six
neurones s'auto-entretienne. Alors, chacun de ces neurones étant
simultanément actifs, les connexions les reliant vont se renforcer.
De là, une simple excitation extérieure activant le neurone 1 (par
exemple, ou un des cinq autres), va directement activer le neurone 2 à
la suite, la connexion entre les deux étant devenue relativement
forte, et ainsi de suite tout au long de la chaîne.
Cette dernière est donc devenue stable (elle va pouvoir perdurer dans
le temps car il faudra dès lors une certaine durée d'inactivité pour
que les connexions reperdent leur efficacité) et facilement
activable.
Ce modèle permet d'expliquer par exemple la mémorisation d'une
perception: plus un
individu est soumis à la même stimulation, plus celui-ci la
mémorise fortement; en fait, plus une certaine boucle, ou sous-graphe
de neurones, se renforce et se stabilise et devient facilement
ré-activable.
La terminologie de ``résonance'',
empruntée aux sciences physiques, est souvent utilisée pour désigner
et expliquer la stabilisation d'un réseau de neurones.
Ce point mérite d'être détaillé.
La notion de résonance en physique est attachée à celle d'oscillateur,
ou de système oscillant.
Le système tel que schématisé figure peut éventuellement se
comporter comme un système oscillant: chaque neurone a une période
propre d'activité et d'inactivité, ainsi l'activation successive et
bouclée des neurones se comporte alors comme la propagation d'une onde
auto-entretenue dans un milieu.
Chaque réseau de neurones, suivant le nombre de
neurones qui le constitue ainsi que leurs caractéristiques physiques
propres, aurait ainsi une fréquence propre, ou fréquence de
résonance.
Un message nerveux, provenant soit d'un organe de perception soit d'un
autre réseaux de neurones, arrivant sur ce réseau à cette fréquence
particulière exciterait alors ``au mieux'' le réseau. Inversement, ce
réseau serait alors quasiment insensible à toute excitation de
fréquence différente.
Cette modélisation par un comportement oscillant de réseaux de
neurones constitue encore à
l'heure actuelle un modèle purement théorique.
En effet, ces états d'activité corrélés d'un réseau de neurones n'ont,
pour l'instant, jamais été mesurés avec précision. Seuls des états
d'activités de régions du cortex cérébral ont été observés chez
l'homme à l'aide de caméras à positrons.
Ces observations montrent que les neurones actifs, même suite à une
stimulation simple, se répartissent dans diverses régions distinctes
de l'encéphale, et peuvent donc être relativement éloignés les uns des
autres.
L'activité neuronale cérébrale s'effectue sûrement en réalité suivant
des réseaux de réseaux de neurones.
La notion de réseau a été étudiée bien auparavant celle spécifique de
réseau de neurones, avec, par exemple, les réseaux d'atomes d'un
matériaux (cristallographie), les réseaux de télécommunications, ...
Son étude abstraite conduit à la théorie des graphes, qui, à son tour,
délivre des éléments d'étude pertinents pour les réseaux de neurones.
La théorie des graphes est une théorie
formalisée mathématiquement dans les années 60 par Claude Berge.
Un graphe peut se définir de la façon intuitive (évitant le lourd et
précis formalisme mathématique) suivante: un graphe est la donnée d'un
ensemble d'éléments, appelés sommets ou noeuds, ainsi que la donnée d'un
ensemble de couples de sommets, appelés arcs ou arêtes.
Ce vocabulaire est directement emprunté à la géométrie des polyèdres
(polygônes dans l'espace).
Nous concernant, les sommets sont simplement les neurones tandis que
les arcs représentent les connexions synaptiques entre neurones.
La théorie des graphes fournit les éléments pertinents à étudier dans
le vaste réseau neuronal cérébral.
En effet, la théorie des graphes étudie sur de tels objets, des
notions telles que celle de chemin (s'il existe, liste des arcs
successifs reliant deux sommets), de boucle (chemins parcourant au
moins deux sommets identiques), de chemins parallèles (chemins
différents ayant les mêmes extrémités), pour ne citer que les
principales.
Les notions de chemin et de boucle ont été introduites précédement; la
notion de parallèlisme est très centrale chez Edelman (qui
propose la qualification de ``redondance'', ou ``dégénerescence'') qui
y base un des trois piliers de sa ``théorie de la sélection des
groupes de neurones'' [2].
A l'intérieur d'un graphe complet, on peut définir des sous-graphes,
ou sous-réseaux;
ceux-ci vont correspondrent à la notion de carte mentale introduite par
Edelman [2], ou de boucle pour Lecerf [4], tandis
que Changeux [3] se satisfait
quant à lui très bien de la terminologie mathématique de graphe et
sous-graphe.
Dans un graphe, sans parallèlisme (sans redondance des chemins), on
peut avoir, au maximum 4#4
arcs ou chemin.
Ainsi, à partir d'une trentaine de milliard de neurones, on pourrait
avoir jusqu'à environ neuf cents milliards de milliards de connexions
différentes, à comparer au nombre réel estimé légérement plus faible de
un million de milliards de connexions: tous les neurones ne sont pas
nécessairement interconnectés entre eux, d'autant plus que certains le
sont de multiples fois (il y a justement du parallélisme dans le
vaste réseau de neurones de l'homme).
Enfin, dans un graphe contenant 5#5
sommets, on peut dénombrer jusqu'à
6#6
sous-graphes.
Ainsi, si on accepte qu'un objet mental se confonde avec un
sous-réseau ou sous graphe neuronal, alors, avec notre trentaine de
milliards de neurones, on doit être en mesure de former quelques
7#7
(soit un nombre qui s'écrit avec un "un" suivi de dix
milliards de zéros) objets mentaux distincts.
Cela munit l'homme de capacités cérébrales gigantesques, et permet
ainsi de modéliser et d'expliquer de nombreux phénomènes mentaux tels
que ceux d'apprentissage et de mémorisation.
Au delà même de ces capacités mentales, cette modélisation donne les
bases d'une
explication scientifique de la conscience. C'est le point de vue
soutenu par Edelman [2], ainsi que Changeux
[3], qui s'oppose à la notion d'''émergence'', introduite
par le courant connexionniste.
Changeux conclut à ce sujet par [3]:
``Doit-on dire que la conscience ``émerge'' de tout cela ?
Oui, si l'on prend ``émerger'' au pied de la lettre, comme
lorsqu'on dit que l'iceberg émerge de l'eau.
Mais il nous suffit de dire que la conscience est ce système de
régulation en fonctionnement.
L'homme n'a dès lors plus rien à faire de l'''Esprit'', il lui suffit
d'être un Homme Neuronal''.
Le modèle physico-biologique de réseaux neuronaux introduit
précédemment permet d'aborder la notion de représentation mentale.
En effet d'après ce qui précède, une représentation mentale correspond
à l'activation simultanée, voire l'entrée en résonance, d'un réseau de
neurones.
Dans la terminologie ``traitement de l'information'' et ``traitement
du signal'', le déclenchement de l'activité cérébrale se fait par la
propagation d'un signal (électro-chimique) dans l'immense réseau de
neurones de l'encéphale.
Ce signal initial peut par exemple provenir d'un stimulus extérieur,
après transformation par un organe spécifique du corps d'une
excitation extérieure (mécanique, photo-électrique, thermique,...) en
influx nerveux.
Ce signal nerveux se propage alors dans le graphe complet de neurones,
au gré des connexions existantes entre les différents neurones
rencontrés.
Ce signal peut alors faire entrer en ``résonance'' un sous-réseau, ou
sous-graphe, neuronal tel que nous l'avons décrit précédemment.
A partir de ce moment là, à moins que déjà antérieurement, le stimulus
est attaché à ce réseau particulier: à chaque exposition à ce
stimulus, ce réseau sera activé et sa cohésion renforcée.
D'une certaine façon, le stimulus a été mémorisé.
Une caractéristique principale de l'homme, le différenciant ainsi d'un
grand nombre d'autres espèces animales, et sa capacité, en
l'abscence de stimulus extérieur, à activer un réseau précis neuronal: en
d'autres termes, la capacité à penser intérieurement à des évènements
qui n'ont pas ou plus réellement lieu
1.
Ainsi, l'homme peut se représenter ``mentalement'' des éléments réels,
même en leur abscence.
Il est intéressant de noter de plus que l'activité neuronale d'un
individu soumis à une situation particulière est identique à celle en
l'abscence du contexte extérieur.
Ce fait est en particulier largement exploité par les sportifs de haut
niveau, qui y trouvent ainsi une méthode de préparation
``intérieure'', simulant en quelques sortes les actions réelles
[7].
Nous avons vu jusqu'à maintenant, la modélisation d'un objet mental,
en tant que sous-réseau, sous-graphe, de l'ensemble de la population
de neurones.
Le nombre théorique de tels sous-graphes différents que l'on peut
former est gigantesque.
Pour que ceci soit possible, il faut bien se rendre compte que les
sous-graphes ainsi formés sont entremélés: des neurones peuvent
appartenir à plusieurs sous-graphes disctincts.
Ce fait implique la conséquence suivante.
Lors de la représentation mentale d'un objet (réel ou conceptuel), un
sous-graphe neuronal est activé, c'est-à-dire qu'une chaîne
d'excitation se propage, en boucle et de manière stable, le long des
neurones qui le forme.
Maintenant, si un ou plusieurs neurones appartiennent aussi à un autre
sous-graphe distinct, alors l'activation de ces neurones peut aussi,
potentiellement, entrainer celle des autres sous-graphes les contenant.
Ceci explique le phénomène ``d'association d'idées'': penser à quelque
chose peut, dans certain cas, évoquer chez un individu le souvenir
d'autre chose, même parfois sans lien sémantique ni
sémiotique2.
Inversement, on se rend compte qu'il est d'autant plus facile
d'apprendre un élément que celui-ci se ``rapproche'' (nous reviendrons
ultérieurement sur cette notion de proximité) de connaissances
précises et déjà bien ancrées.
En effet, d'un point de vue neuronal, il est plus facile de modifier
légèrement un sous-graphe existant, voire de seulement y ajouter
quelques connexions et neurones, plutôt que d'en créer un complètement
nouveau.
Ce fait constitue un élément de base en pédagogie: rechercher à
s'appuyer sur des connaissances, les plus solides possibles,
antérieurement acquises afin d'amener une notion nouvelle.
On peut aussi de plus interpréter la notion "de sens" que l'on donne à
une nouveauté que l'on cherche à apprendre ou à enseigner.
Une nouveauté a du sens si elle s'intégre dans un réseau ancien et qui
possède donc déjà une certaine cohésion.
Dans ce cas, l'apprentissage de de cette nouveauté se fait par
enrichissement des structures déjà fortes et existantes.
Sans ce "sens" que l'on peut donner, on est ainsi contraint à
développer un structure neuronale nouvelle et donc indépendante des
autres. Cette structure est pour l'instant très faible, et il faudra
une certaine insistance pour la renforcer, c'est-à-dire pour intégrer
pleinement et pour un long terme cette nouveauté.
Avec cette modélisation neuronale à l'appui, tout objet mental se
réduit à l'activité d'un sous-graphe neuronal spécifique, et ce, que
l'objet en question provienne de perceptions (monde sensible) ou soit
purement subjectif.
Le passage de l'image physique et sensible au concept peut alors se
voir en deux étapes. La première consiste à l'élagage des composantes
sensorielles: le sous-graphe neuronal peut-être consciemment activé par
un individu en l'abscence même de perceptions sensorielles.
La deuxième étape se fait ensuite par enrichissement combinatoire et
enchaînement d'objets mentaux.
Cette deuxième étape est rendue possible par la première: bien que des
perceptions réelles peuvent ne concorder en aucun point,
leur sous-graphe neuronaux ne sont pas pour autant complètement
disjoints...
En pédagogie, ceci montre l'intérêt des exemples et autres métaphores,
c'est-à-dire de l'image apportée à l'élève pour la construction
mentale d'un concept. Cette image peut-être grandement nécessaire pour
lui permettre de se créer ses propres représentations mentales
concernant l'objet en question.
L'image doit ainsi par la suite être retirée (plus ou moins
rapidement) pour pouvoir alors lui permettre de la
conceptualiser, c'est-à-dire de laisser place à sa propre représentation
mentale, puis enfin, de la relier à d'autres objets.
D'une manière plus générale, la construction de concepts, selon Skemp
(1971) (cf. [9]), et de concepts mathématiques en
particulier, s'effectue en deux temps:
- l'abstraction, activité au moyen de laquelle nous arrivons à
être conscients des similitudes, et - la classification,
activité qui nous permet de rassembler nos expériences sur la base de
ces similitudes.
Dans un sous-graphe neuronal, par exemple le schéma simplifié figure
, si seulement certains neurones sont excités par une
stimulation extérieure, par exemple, les neurones 1, 3 et 5, le
sous-graphe complet formé des neurones de 1 à 6 a de grande chance
d'être activé.
Le sous-graphe complet a d'autant plus de chances d'être totalement
activé que les connexions entre les différents neurones sont déjà
fortes, c'est-à-dire que l'objet mental correspondant est familier.
En d'autres termes, une stimulation partielle, vis-à-vis d'une
stimulation familière plus globale, permet à elle seule de conduire à
un même objet mental: la stimulation habituelle complète est
reconstituée.
Par exemple, la présentation d'une suite de mots auxquels un certain
nombre de lettres ont été retirées à un lecteur familier du
vocabulaire utilisé ne posera aucun problème de lecture et de
compréhension à ce dernier.
Plus encore, le lecteur pourra même ne pas s'apercevoir de la
supercherie.
Dans le modèle de réseau neuronaux, les mots familiers sont en
correspondance avec des objets mentaux, qui sont des sous-graphes ou
réseaux restreints de neurones. Les connexions entre les neurones sont
d'autant plus fortes que les mots utilisés sont familiers (loi de
Hebb).
Par la suite, la présentation d'un mot auquel on a retiré une lettre
active un certain nombre de neurones du sous-graphe correspondant au
mot complet, puis, rapidement le sous-graphe complet: le mot complet
est reconstitué.
Avec un vocabulaire globalement familier, il faut une réelle
concentration de la part du lecteur pour s'apercevoir de ce genre
d'erreur.
Cela peut expliquer notamment les difficultés rencontrées lors de la
chasse aux ``erreurs de frappe'' dans un document dactylographié.
D'une manière plus générale, un stimulus extérieur complexe est
décomposé puis analysé
simultanément en diverses régions du cerveau; la synthèse globale
du signal perçu ne s'effectue qu'ultérieurement, après réassemblage.
En d'autres termes, on a affaire à des réseaux de réseaux de neurones
pour constituer un objet mental complexe.
Prenons l'exemple d'une image.
Des études ont montré que le traitement par le cortex visuel primaire
d'une telle image est effectué localement, fragment par fragment.
L'assemblée de neurones en charge du traitement de cette image ne
procède pas à un découpage purement géométrique, mais détectent des
patterns, des structures et formes ``courantes''.
Ceci permet d'une part de comprendre comment le cerveau arrive à
reconnaître, à l'intérieur même d'une image, certains éléments
connus.
Par ailleurs, d'autre part, il devient tout à fait possible pour un
individu d'effectuer la synthèse personnelle de l'image.
Ayant dissocié et reconnu les différentes composantes d'une image
(celles-ci constituent alors des objets mentaux, abstraits de leur
contexte physique initial), il devient possible de recomposer une
image, mentalement, avec divers objets mentaux choisis à la convenance
de l'auteur.
Une nouvelle représentation mentale est née, qui, si elle était
fidèlement transposée physiquement (sur une toile par exemple, là
intervient pour une grande part le talent de l'artiste), serait un pur
produit de l'imagination de l'auteur.
Nous avons vu que la création de nouvelles représentations mentales
pouvaient naître de l'''association'' de certaines d'entre elles plus
anciennes.
L'excitation d'un ou plusieurs neurones à l'intérieur d'un sous-graphe
neuronal déjà indentifié peut aboutir à l'activation du sous-graphe
complet, donc de l'objet mental correspondant.
En ces termes, étudier l'éventualité de l'association d'idées
distinctes, c'est-à-dire l'activation corrélée de sous-graphes
distincts (ayant éventuellement des neurones communs) revient à
étudier la possibilité pour qu'un signal nerveux provenant d'un des
deux sous-graphes atteigne l'autre, puis l'active.
L'étude de la possibilité de la propagation d'un signal dans un réseau
a auparavent été faite dans un contexte nettement différent.
La question principale était, dans un contexte militaire: dans un
réseau de communication donné
(le réseau de télécommunication d'un pays en l'occurence), quel
pourcentage de relais de transmission faut-il détruire pour qu'un
signal partant d'un certain point géographique ne puisse pas en
atteindre un second ?
En effet, la suppression d'un relai n'empêche pas nécessairement la
transmission du signal qui pourrait alors transiter par d'autres voies
détournées, de même pour la suppression de deux, trois... relais.
Cette étude a donné lieu à la théorie de la percolation, qui a permis,
entre autre, de mettre en évidence l'existence d'un seuil, dit seuil
de percolation, au delà duquel, en probabilité, la communication
devient impossible entre deux points quelconques distincts du réseau
global.
Cela donnait, en termes militaires, le nombre minimum de relais à
détruire pour paralyser tout moyen de communication de l'ennemi.
L'analogie avec les réseaux de neurones de l'encéphale est grande,
pour lesquels chaque neurone joue le rôle de relai.
Malheureusement, encore à l'heure actuelle, il reste impossible
d'obtenir la carte complète des relais (les neurones) et de leurs
inter-connexions pour pouvoir y appliquer directement ce genre de
théorie, et pouvoir déterminer ainsi directement la probabilité pour
que deux sous-graphes, c'est-à-dire deux objets mentaux, soient
``reliables''.
La possibilité de la discrimination de deux stimuli distincts par un
individu est un sujet d'étude et de recherche relativement ancien.
On recherche dans ce cadre à déterminer quand un individu soumis à
deux stimulations ``proches'', mais néanmoins différentes, va être en
mesure de les différencier ou non.
Dans cette étude, la mesure (très théorique jusque là) de l'écart
entre les stimuli est le point clé: la définition mathématique d'une
distance est l'objet central recherché permettant de quantifier
l'écart entre deux stimuli.
Ensuite, grossièrement, on peut définir un seuil en deçà duquel les
stimuli ne peuvent être distingués l'un de l'autre par un individu car
ils sont alors ``trop proches'' l'un de l'autre, et au delà duquel ils
apparaîtront comme bien différents (cf. [6]).
La modélisation neuronale, associée à celle d'objets mentaux, permet
premièrement d'affirmer que la distance, indépendamment de sa
définition, entre les stimuli importe en réalité peu;
chaque stimulus correspond à un objet mental spécifique, c'est-à-dire
à un sous-graphe neuronal: c'est la proximité entre ces deux
sous-graphes qui est essentielle (la proximité, ou distance, en
théorie des graphes est définies comme la plus petite distance à
l'intérieur du réseau permettant de joindre deux sommets, ou deux
sous-graphes).
Pour un élève, l'imagination est une compétence
requise à chaque instant dès lors que l'enseignement se veut porter
sur des éléments nouveaux, nouveaux pour l'élève.
L'imagination est bien à prendre ici au sens ou nous l'avons décrit
jusque là: il ne s'agit pas de ``nouveautés absolues'', mais de
connaissances s'appuyant sur d'autres acquises antérieurement.
Un enjeu adapté vis-à-vis de ce qui précède est alors, dans de telles
situations de nouveauté apparente pour l'élève, de fournir les
moyens de s'appuyer au mieux sur ses structures mentales déjà
disponibles et si possible qu'il a déjà largement éprouvées, la force
des sous-graphes neuronaux correspondant n'en étant alors que plus
forte.
Pour ce faire, il peut être bon de rechercher à créer ``du lien'' pour
l'élève.
Imaginons que l'on suppose que l'élève ait une représentation correcte
d'un élément 8#8
et que, à partir de celui-ci, on souhaite lui faire
apprendre, ou découvrir, un élément 9#9
.
En termes neuronaux, il s'agit de faire parcourir, voire créer, un
lien entre les sous-graphes correspondant aux objets mentaux 8#8
et
9#9
.
Ceci n'est pas forcément une tâche aisée; le chemin peut-être long (au
sens propre du terme).
Il peut alors être bon d'aider l'élève en lui introduisant un élément
10#10
intermédiaire, plus facilement accessible à partir des éléments
8#8
et 9#9
.
Malheureusement (ou bienheureusement), la carte mentale d'un individu,
d'un élève entre autre, n'est pas visible par un autre individu (du
moins encore à l'heure actuelle, avec les moyens techniques que l'on
dispose).
Il peut-être bon alors d'interroger directement l'élève, avec des
questions simples du type: ``à quoi te fait penser ceci'', de manière
à pouvoir se donner une idée de l'élément 10#10
intermédiaire à
introduire.
En cas d'échec à trouver un élément 10#10
intermédiaire adapté, la
dimension stochastique des phénomènes neuronaux n'est pas non plus à
négliger.
Des connexions se créent à tout instant aléatoirement, et la probablité
pour que le lien recherché se créer ``spontanément'' n'est pas
nulle3.
C'est pourquoi, après avoir longuement cherché
un problème sans succès, il peut-être bon de changer complètement de
registre, de laisser passer quelques temps, avant de se relancer dans
la recherche.
L'erreur des élèves acquiert aussi un statut particulier.
Si dans certains cas, celle-ci peut-être un vecteur de progrès, il
faut néanmoins la considérer avec méfiance.
Face à un problème nouveau, un élève peut réfléchir et proposer une
méthode ou solution erronée. Dans ce cas, l'élève a développé par
lui-même ses structures neurales (association, combinaison,
structuration de sous-graphes neuronaux) avec des liaisons fortes si
l'élève a vraiment cherché et réfléchit par lui-même.
Il devient alors assez simple de corriger ces erreurs, les structures
fortes qu'il a mis en place ne sont plus qu'à modifier, une base
importante est là.
Le problème est différent si une donnée nouvelle et erronée est
simplement proposée à un élève (ou, en fait, à tout individu).
C'est le cas courant, par exemple, des QCM. En l'abscence de la
connaissance précise de la réponse à une question, l'élève peut-être
amené à choisir une réponse quelque peu aléatoirement. Ainsi, il a
sous les yeux, une image associant deux idées: une question et sa
réponse fausse, et met en place des structures neuronales
correspondantes, faibles certes mais qui existeront quelques temps
durant.
Alors, apporter la réponse exacte à la question par la suite et
sans explications conséquentes, comprises et intégrées par l'élève,
reviendra à tenter de modifier faiblement une structure déjà faible.
Au final, il reste une probabilité non négligeable (voire même
prépondérante) que l'association perdure entre la question et la
réponse inexacte fournie en premier lieu.
Dans un autre registre, les disciplines artistiques sont reconnues
pour être "très gourmandes" en imagination.
D'un autre côté, les disciplines requérant un fort niveau
d'abstraction (telles que les mathématiques, ou les sciences en
général) demandent, en fin de compte, la même compétence.
En effet, dans le premier cas, l'artiste s'efforce sans cesse de créer
de la nouveauté comme simples associations
et restructurations de ses représentations mentales personnelles;
chaque spectateur de l'11#11uvre d'art ayant sa propre biographie, et
donc ses propres représentations mentales, a priori bien distinctes de
celles de l'artiste, y perçoit alors quelque chose de nouveau pour
lui, quelque chose qui a été créé de toute pièce.
Déjà pour une personne évoluant dans le même milieu que l'artiste,
ou ayant un vécu proche, la nouveauté est plus discutable.
En ce qui concerne les disciplines abstraites, l'abstraction ayant
supprimer le lien d'avec le réel, le monde perçu, l'activité
intellectuelle consiste à trouver, voire créer, des liens entre objets
mentaux distincts.
En d'autres termes, un besoin comparable en imagination est requis.
La différence fondamentale persistante entre art et sciences, à ce
niveau là, et que si l'artiste peut créer librement, c'est-à-dire sans
aucune contrainte autre que l'esthétique final de son 11#11uvre, le
scientifique ne peut le faire qu'en respectant les règles du système
dans lequel il se situe (règles logiques et plus généralement
mathématiques, lois physiques éprouvées...).
-
- 1
- Konrad Lorentz, Karl Popper,
L'avenir est ouvert,
Flammarion, 1995.
- 2
- Gerard Edelman,
Plus vaste que le ciel, une nouvelle théorie générale du
cerveau,
Odile Jacob, 2004.
- 3
- Jean-Pierre Changeux,
L'homme neuronal,
Hachette: Pluriel sciences.
- 4
- Christophe Lecerf,
Une leçon de piano ou la double boucle de l'apprentissage
cognitif,
Travaux et documents, Université Paris 8, 1997.
- 5
- Jacques-Michel Robert,
Le cerveau,
Dominos, Flammarion, 1994.
- 6
- Ehtibar N. Dzhafarov,
Multidimensional Fechnerian Scaling: Probability-Distance
Hypothesis,
Journal of Mathematical Psychology, 46, pp. 352-374.
- 7
- S. Vieilledent, G. Dietrich, A. Berthoz,
Etude de la représentation mentale de trajets locomoteurs:
l'exemple de l'escalade sportive,
Sciences and Sports, Vol. 12, pp. 33s-34s, 1997.
- 8
- P. Jacob,
Neurones miroir, résonance et cognition sociale,
Psychologie française, 52, pp. 299-314, 2007.
- 9
- Fernando Hitt,
Les représentations sémiotiques dans l'apprentissage de concepts
mathématiques et leur rôle dans une démarche heuristique,
Revue des sciences de l'éducation, Vol. XXX, n12#12
2, pp. 329-354, 2004.
- ... lieu1
- Une catégorie particulière de neurones, dits neurones miroir,
a été récemment identifiée qui serait à l'origine de cette capacité,
très spécifique à l'homme (voire par exemple [8]).
- ...
sémiotique2
- L'association d'idée constitue un des fondements
de la technique d'analyse psychanalytique introduite par Freud.
- ...
nulle3
- Cette idée a été initialement introduite par Ross Ashby
pour des sytèmes dits à ``auto-organisation''.
On peut voir en effet l'homme comme un tel système auto-organisé;
dans cette visée, l'ensemble des connexions internes de l'homme sont
en mesure de se modifier aléatoirement, en vue d'une meilleure
adaptation du système global à son environnement.
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